Chapitre V

L’expression « comme deux ronds de flan » a de quoi laisser perplexe. Être ou rester comme deux ronds de flan, c’est être stupéfait ; renversé ; sans voix ; médusé. Que le flan ait sa place ici, passe encore. Après tout, le flan est bien une sorte de crème renversée, sans voix, à vague consistance de méduse. Admettons, mais pourquoi rond ? Le flan peut prendre toutes les formes ! Et surtout, pourquoi deux ? Comment fait-on, à soi tout seul, pour ressembler à deux ronds de flan ?

Cela dit, l’expression décrit très bien Klaus et Prunille – deux monticules tremblotants, le dos rond, collés sur place – lorsque Violette, sans crier gare, se leva et tendit la main en disant :

— Bonjour, Mr Gengis. Ravie de vous rencontrer.

Éberlués, ses cadets se demandaient si elle perdait la tête. N’avait-elle donc pas reconnu le comte Olaf ? Pourquoi ne prévenait-elle pas Mr Nero ? Un bref instant, Klaus et Prunille crurent leur aînée hypnotisée, comme l’avait été Klaus, peu auparavant, à La Falote. Mais Violette n’ouvrait pas des yeux immenses comme des soucoupes, et elle ne parlait pas non plus de cette voix ensommeillée qui avait été celle de Klaus sous hypnose.

Malgré tout, Klaus et Prunille vouaient à leur aînée une confiance aveugle. Elle avait sauvé la situation dans tant de circonstances tragiques, déjà ! Aussi, bien qu’abasourdis, Klaus et Prunille se dirent-ils que Violette avait sans doute une bonne raison de saluer poliment le comte Olaf au lieu de le dénoncer sur-le-champ. Après une seconde d’hésitation, ils imitèrent leur aînée.

— Enchanté, salua Klaus d’un ton cordial.

— Gelfidio, assura Prunille de sa petite voix acidulée.

— Ravi de vous rencontrer, répondit le prétendu Gengis avec un petit sourire en coin.

À l’évidence, il jubilait de les rouler avec tant de succès.

— Alors, Mr Gengis ? s’enquit le proviseur adjoint. Qu’en pensez-vous, de nos orphelins ? Y en a-t-il un dont les jambes soient à la hauteur de vos espérances ?

L’intéressé se gratta le turban et inspecta les cinq enfants comme un assortiment de petits fours.

— Hmmm, voyons voir, dit-il de cette voix à la fois râpeuse et doucereuse que les enfants entendaient dans leurs cauchemars.

Il fît mine d’hésiter, puis, de sa main osseuse, il désigna Violette… Klaus… Prunille, et conclut :

— Ces trois-là correspondent tout à fait à ce que je recherche. Ces jumeaux, en revanche, je n’en ai rien à faire.

— Ces deux-là ? Moi non plus, répondit Mr Nero, sans même préciser qu’il s’agissait de triplés. (Il jeta un coup d’œil à sa montre.) Et maintenant, c’est l’heure de mon récital. Venez, vous autres. Tout le monde à l’auditorium. À moins bien sûr que vous ne préfériez me payer un kilo de truffes en chocolat.

Les enfants Baudelaire espéraient bien ne jamais rien lui payer, et surtout pas des truffes en chocolat, dont ils raffolaient mais n’avaient pas vu la couleur depuis des mois. Aussi suivirent-ils le proviseur adjoint sans broncher, aux côtés de leurs amis Beauxdraps.

— Ce soir, annonça Mr Nero chemin faisant, je joue une sonate de ma composition. Comme elle dure à peine une demi-heure, je la jouerai douze fois de suite.

— Oh ! quel bonheur, dit Mr Gengis. Je dois avouer, M. le Proviseur adjoint, que j’apprécie énormément votre talent. Vos concerts sont l’une des grandes raisons qui m’ont conduit à demander ce poste à Prufrock.

— Vous m’honorez, glapit Mr Nero. Il y a si peu de gens capables d’apprécier le génie !

— À qui le dites-vous ! Je sais la solitude qu’on éprouve. Moi-même, voyez-vous, je suis le plus grand entraîneur sportif de ce temps, et pourtant jamais, jamais je n’ai reçu le moindre hommage.

— Le monde est fou, murmura le proviseur adjoint, hochant la tête.

Derrière ces deux plastronneurs, les enfants échangeaient des regards écœurés, mais ils ne soufflèrent mot jusqu’à l’auditorium, où ils s’empressèrent de prendre place aussi loin que possible de Carmelita Spats et sa clique.

Il est un avantage, un seul, à avoir affaire à quelqu’un qui ne sait pas jouer du violon mais en joue quand même : sauf exception, ce quelqu’un joue si fort qu’il est incapable de se rendre compte si son auditoire papote ou non. Il est bien sûr très impoli de papoter pendant un concert, mais, quand le concert est abominable et qu’il dure six heures d’affilée, l’impolitesse a des excuses. Ce fut le cas ce soir-là, lorsque, après un petit speech à sa propre gloire, Mr Nero se lança dans la première exécution de sa sonate.

Quand on écoute de la musique, un jeu amusant consiste à imaginer ce qui a pu inspirer le morceau. Telle symphonie, par exemple, évoque les arbres, les chants d’oiseau ; on la devine inspirée de la nature. Tel concerto fait songer si fort aux bruits de la rue qu’on le devine inspiré de la ville. La sonate de ce soir-là s’inspirait clairement des protestations d’un chat scandalisé, et les grincements du violon camouflaient si bien les conversations que nul ne se gênait pour bavarder, sauf peut-être au premier rang. Dès que l’archet du proviseur adjoint se mit à jouer les scies, les langues se délièrent allègrement. Même Mme Alose et Mr Rémora, chargés de relever les noms des absents, pouffaient de bon cœur au fond de la salle en partageant une banane. Seul Mr Gengis, assis au premier rang, semblait se pénétrer de la musique.

— Le nouveau prof de gym a une tête de faux jeton, glissa Isadora aux autres.

— Bien d’accord, approuva Duncan. Avec ces yeux chafouins qui vous regardent en coin…

— Ces yeux chafouins qui vous regardent en coin, dit Violette (non sans un regard en coin du côté de l’intéressé), ils ont une bonne raison de nous regarder en coin. Parce qu’en réalité ça n’est pas Mr Gengis du tout. Ça n’est même pas un prof de gym. En réalité, c’est le comte Olaf déguisé.

— Je le savais, que tu l’avais reconnu ! triompha Klaus à mi-voix.

— Le comte Olaf ? répéta Duncan. Mais c’est horrible ! Comment a-t-il fait pour vous retrouver ici ?

— Stiouc, fit Prunille, lugubre.

— Elle dit : « Il nous suit partout », traduisit Violette. Et c’est la vérité. Mais peu importe comment il a fait. L’important, c’est que, malheureusement, il l’a fait ; et qu’il mijote un sale coup pour s’emparer de notre héritage.

Klaus suivait son idée :

— Mais pourquoi faire semblant de ne pas le reconnaître ?

— Oui, pourquoi ? s’étonna Isadora. Si tu avais dit à Néron qui c’était, Néron l’aurait flanqué dehors, ce pifgalette, si tu permets l’expression.

— Bien sûr que je permets, dit Violette. Malheureusement, prévenir Mr Ner… euh, Néron, ça n’aurait servi à rien. Olaf Face-de-rat est bien trop malin. Il aurait trouvé une entourloupe pour se tirer de l’eau sans se mouiller. Comme toujours. Comme avec Oncle Monty[3], avec Tante Agrippine, avec tout le monde.

— Hmm, réfléchit Klaus. Pas faux. Sans compter que lui faire croire qu’on est dupes, ça nous laisse du temps pour démêler ce qu’il cherche à faire.

— Lirtog ! fît Prunille.

— Ma sœur dit qu’on devrait essayer de voir s’il est tout seul, cette fois, interpréta Violette, ou s’il a fait venir un ou deux de ses complices. Bien vu, Prunille. Je n’y pensais pas.

Isadora ouvrit de grands yeux.

— Parce qu’il a des complices, en plus ? C’est le bouquet. Il n’est peut-être pas assez infâme à lui tout seul ?

— Il l’est, dit Klaus, mais ses complices le sont autant que lui. Il y a deux bonnes femmes toutes poudrées, qui nous ont forcés à jouer dans sa pièce[4] ; un grand escogriffe avec des crochets à la place des mains…

— Héguinou, ajouta Prunille, autrement dit : « Et une créature grosse comme une montagne, qui n’a l’air d’être ni homme ni femme. »

Duncan sortit crayon et carnet.

— Héguinou, ça veut dire quoi, s’il vous plaît ? Que je note tous ces détails concernant Olaf et sa troupe.

— Mais pourquoi veux-tu… commença Violette.

— Pourquoi ? coupa Isadora. Pour vous venir en aide, pardi ! Tu nous vois nous tourner les pouces et vous laisser seuls face à ce monstre ?

— Mais il est très dangereux, tu sais, prévint Klaus. En essayant de nous aider, vous mettez vos vies en péril.

— Et alors ? fit Duncan. Tu crois qu’on va se tracasser pour ça ?

Hélas, je suis au regret de le dire, les deux triplés Beauxdraps auraient beaucoup mieux fait de se tracasser un peu. En décidant de prêter main-forte à leurs amis, Isadora et Duncan faisaient preuve de bravoure à coup sûr. Mais bien souvent la bravoure a un prix. Et pas seulement un coût, en dollars ou en euros ; non, un prix autrement plus élevé – si élevé, si vertigineux, dans le cas des enfants Beauxdraps, qu’il m’est interdit d’en parler déjà.

Revenons donc plutôt à la séquence en cours.

— Tu crois qu’on va se tracasser pour ça ? dit Duncan. Non, ce qu’il nous faut, c’est un plan solide. Récapitulons. Le but est de prouver à Néron que Gengis est le comte Olaf, d’accord ? La question est donc : comment nous y prendre ?

— Néron a cet ordinateur, murmura Violette pensive. Il nous a montré un petit portrait d’Olaf sur l’écran, vous vous souvenez ?

— Oui, dit Klaus. Même qu’il nous a assuré qu’avec ça, Olaf ne risquait pas de se pointer. Tu parles ! Zéro pour l’informatique de pointe.

— Glips ! fit Prunille, et Violette la prit sur ses genoux.

Le violon venait d’aborder un passage particulièrement strident, et les enfants rapprochèrent leurs têtes pour continuer à s’entendre.

— L’idéal serait d’aller voir Néron demain matin très tôt, reprit Violette. Sitôt levés. Pour lui parler en tête à tête. On lui demandera de se servir de son ordinateur. Pas sûr qu’il nous croie, bien sûr. Mais il faudrait au moins le convaincre d’enquêter sur ce Gengis.

— Peut-être qu’il l’obligera à enlever son turban, dit Isadora. Comme ça, il verra le sourcil unique.

— Ou à retirer ses superbaskets, suggéra Klaus. Comme ça, il verra le tatouage.

— L’ennui, rappela Duncan, c’est que si vous mettez Néron au courant, Gengis saura que vous n’êtes pas dupes, finalement.

— Bien pour ça qu’il faut y aller tôt, dit Violette. Pour le battre de vitesse.

— En tout cas, pendant ce temps-là, on mènera notre enquête, Isadora et moi. Par exemple en essayant de repérer un de ces complices que vous venez de décrire.

— Ce serait rudement utile, dit Violette. Du moins si vous êtes certains que vous tenez à nous aider.

Duncan lui tapota la main.

— Plus un mot là-dessus.

Plus un mot là-dessus ne fut dit, en effet, jusqu’à la fin de la sonate, et pas davantage lorsque le violoniste s’y attaqua une deuxième fois, puis une troisième, puis une quatrième, puis une cinquième, puis une sixième…

Et plus la soirée avançait, plus le simple fait d’être ensemble suffisait au bonheur des enfants – du moins si l’on peut parler de bonheur lorsqu’on a les oreilles écorchées par une odieuse sonate pour violon rejouée six fois d’affilée, et qu’on se trouve dans une odieuse pension, non loin d’un odieux personnage dont on sait pertinemment qu’il trame quelque chose d’odieux. Mais, dans la vie des orphelins Baudelaire, le bonheur, toujours rare et bref, surgissait à des moments incongrus, et ils avaient appris à le prendre comme il venait.

Duncan oublia sa main sur celle de Violette tout en lui parlant de concerts horribles auxquels les avaient traînés leurs parents, et elle fut ravie de l’écouter. Isadora se lança dans la composition d’un poème en l’honneur des bibliothèques, et elle le montra à Klaus qui fut ravi de lui faire quelques critiques constructives. Quant à Prunille, lovée sur les genoux de son ainée, elle rongeait avec ardeur le bras du fauteuil, ravie d’avoir sous la dent quelque chose d’aussi coriace.

Vous savez comme moi – puisque je vous l’ai dit – que le ciel ne va pas tarder à se gâter au-dessus des orphelins Baudelaire. Mais pour l’heure oublions tout ; oublions la sonate atroce, les professeurs indescriptibles, les Carmelita Spats et consorts, et surtout les tourmentes annoncées. Faisons durer cet instant de douceur, cet instant où les enfants Baudelaire savourent la compagnie des enfants Beauxdraps et vice versa – et, dans le cas de Prunille, la compagnie d’un bras de fauteuil. Goûtons, en cette fin de chapitre, la dernière parenthèse heureuse offerte à ces cinq orphelins avant très, très, très longtemps.

 

Piège au collège
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